Qu’il s’agisse d’événements professionnels ou d’une rencontre avec des beaux-parents potentiels, la question «Vous faites quoi dans la vie ?» appelle généralement une réponse standard : un rôle bien défini dans une organisation spécifique, de préférence au sein d’un secteur reconnu. Bien entendu, les rôles changent au cours d’une vie. Non seulement les gens passent de postes subalternes à des positions supérieurs, avec des responsabilités et des salaires croissants, mais beaucoup changent également d’organisation, voire de secteur, au cours de leur carrière. Cette situation est généralement acceptée – même dans le cas d’une activité indépendante ou d’une entreprise – tant que l’on respecte la formule suivante : un rôle défini, une organisation définie, un secteur défini.
Pourtant, de nombreuses personnes fonctionnent différemment. Elles ne se contentent pas d’évoluer au fil du temps ; elles exercent souvent plus d’une fonction à la fois. Cette situation est fréquente dans les premières années de la vie professionnelle et au bas de l’échelle socio-économique, où les gens jonglent avec et entre les emplois qu’ils peuvent trouver. À l’autre extrémité, ceux qui peuvent se permettre de vivre sans revenu fixe cumulent souvent les rôles au sein de conseils d’administration et comme conseillers. Au milieu, nous trouvons des personnes qui flottent entre les projets, qui mélangent les périodes d’emploi ciblé avec des missions freelance plus dispersées et des engagements paraprofessionnels, et qui ne se conforment que rarement à la formule standard lorsqu’elles répondent à la question «Vous faites quoi ?»
Les animaux polymorphes comme source d’inspiration
Nous nous reconnaissons dans ces figures polymorphes, qui travaillent dans une précarité opportuniste à travers une série de rôles, organisations et secteurs. Que peut nous apprendre la nature à leur sujet ? Les animaux des écotones, qui franchissent les frontières des écosystèmes pour se nourrir de manière opportuniste, peuvent-ils enrichir nos archétypes professionnels et inspirer de meilleurs imaginaires collectifs pour l’innovation ?
La nature offre des exemples convaincants d’espèces qui prospèrent en s’adaptant à des environnements multiples. Prenons l’exemple du renard, un animal très adaptable connu pour sa capacité à vivre dans divers habitats, des forêts aux prairies en passant par les zones urbaines. Les renards sont des généralistes. Ils ne dépendent pas d’une seule source de nourriture ou d’un seul type d’environnement. Au contraire, ils recherchent de manière opportuniste tout ce qui est disponible, qu’il s’agisse de chasser de petits mammifères, de rechercher des baies ou de faire les poubelles auprès des humains. Cette capacité d’adaptation est la clé de leur résilience, leur permettant de survivre et même de prospérer dans des conditions changeantes. De même, les professionnels qui dépassent les frontières et assument plusieurs rôles ou secteurs peuvent s’appuyer sur un large éventail d’expériences et de compétences, ce qui les rend plus résistants face à l’incertitude économique et aux changements rapides.
Les corbeaux offrent une autre analogie intéressante. Ces oiseaux sont connus pour leur intelligence et leur capacité à résoudre les problèmes. Ils franchissent souvent les frontières écologiques, de telle sorte qu’on les trouve dans les forêts, les montagnes et les paysages dominés par l’homme. Les corbeaux sont également des apprenants sociaux. Ils apprennent les uns des autres, mais aussi auprès d’autres espèces et même des humains. Cela leur permet d’identifier de nouvelles ressources et de s’adapter à des environnements multiples.
À l’instar des corbeaux, les professionnels polymorphes accumulent des connaissances en se déplaçant d’un secteur à l’autre et d’un contexte à l’autre, ce qui favorise la créativité et la cohérence dans et entre les diverses organisations et communautés au sein desquelles ils s’impliquent. Les abeilles peuvent littéralement faire de la pollinisation croisée, mais lorsqu’il s’agit de combler les écarts entre les systèmes par la circulation des idées, les corbeaux sont des modèles plus pertinents.
Surmonter les défis du changement
Tout comme ces animaux sont confrontés à des défis lorsque leurs comportements naturels entrent en conflit avec les attentes des humains, les polymorphes le sont également dans le monde professionnel. Ils luttent souvent contre les normes établies qui favorisent la stabilité et les trajectoires de carrière singulières. Ils correspondent rarement au profil des descriptions de poste standard, sans parler des systèmes de financement institutionnels, et ils sont confrontés au défi de s’expliquer par rapport aux attentes sociales, ce qui peut affecter leur estime de soi et leur sentiment d’appartenance.
Dans de nombreuses traditions populaires, les renards et les corbeaux représentent l’archétype du filou. Parce qu’ils ne dépendent pas strictement d’un écosystème particulier, ils sont facilement dépeints comme des «traîtres». En outre, ils forment rarement des liens durables de dépendance mutuelle avec un grand nombre de congénères. Ils éduquent étroitement leurs petits, par l’imitation et le jeu, afin de développer leur intelligence. Par la suite, les jeunes sont voués à se débrouiller seuls. Dans le domaine humain, cela ressemble davantage aux communautés Open Source qu’à des environnements bureaucratiques ou institutionnels. L’apprentissage consiste à résoudre des problèmes de manière créative, en utilisant les outils disponibles, plutôt que de s’intégrer dans les hiérarchies sociales par un comportement adéquat. Il n’y a pas non plus désir de s’entourer d’un grand groupe de pairs pour passer la majeure partie de son temps à des jeux politiques de domination. Mieux vaut rester agile, aller de l’avant, apprendre, ou peut-être enseigner de nouveaux «tours».
Vers un nouveau modèle professionnel
Il s’agit d’un modèle que nous reconnaissons pour nous-mêmes et pour d’autres polymorphes : la résilience est étroitement liée à l’allègrement des opérations. Il est beaucoup plus facile de changer d’activité lorsque l’on est «seul» que lorsque l’on est responsable d’une masse salariale importante, voire chargé d’un prêt immobilier et d’une famille. C’est la raison pour laquelle de nombreuses personnes qui s’essayent à ce type de vie finissent par retrouver un poste en entreprise : elles ne sont pas dans les bonnes conditions pour fonctionner «à sec». C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les polymorphes peuvent être considérés avec méfiance. Ils n’ont aucun intérêt à préserver une rente ou à protéger un groupe de la concurrence. Lorsque ces situations se présentent, ils peuvent choisir de jouer le jeu, de trouver un raccourci ou de dénoncer les inefficacités, qu’il s’agisse des règles syndicales ou de la propriété intellectuelle.
En nous inspirant de ces espèces adaptatives, nous pouvons développer de nouveaux modèles mentaux et des politiques qui soutiennent et valorisent mieux les contributions des individus qui opèrent par-delà les frontières traditionnelles. Dans un environnement qui privilégie les succès éclatants, les polymorphes risquent de ne pas recevoir la reconnaissance structurelle généralement accordée aux fondateurs, aux dirigeants et aux autres figures alpha. Le renard n’est pas un lion, le corbeau n’est pas un aigle. Pourtant, ce sont des créatures essentielles. Elles tiennent les rongeurs en échec et nettoient les carcasses, empêchant ainsi la propagation des maladies. Mais en franchissant les frontières, elles peuvent aussi propager des maladies. Les polymorphes professionnels augmenteront la résilience, élimineront les inefficacités et répandront le savoir-faire, mais ils risquent aussi de semer la confusion et de provoquer une certaine forme de chaos.
Si nous voulions néanmoins fournir de meilleures conditions à ces polymorphes professionnels, qu’est-ce que la nature pourrait nous apprendre? Les corbeaux illustrent une pratique intéressante. Ils vivent généralement en couples, mais lorsqu’ils trouvent une source de nourriture abondante, ils lancent un appel aux autres corbeaux qui leur sont sont apparentés sur un rayon de 30km – invitant leur famille au banquet, pour ainsi dire. On peut observer un comportement similaire chez les humains: après avoir travaillé sur le même projet, les participants restent en contact et se préviennent l’un à l’autre lorsqu’une opportunité se présente. Toute norme, réglementation ou technologie qui permet au mieux de rester en lien avec son réseau, et de combler par un occasionnel festin ses autres sources de revenu, sera sans aucun doute un bénéfice pour le système – tout du moins si le but est l’innovation.
À vous de jouer :
- Vous êtes-vous déjà senti limité par les attentes traditionnelles d’un parcours professionnel bien tracé ? En quoi le fait d’embrasser plusieurs rôles pourrait-il vous être bénéfique ?
- De quelle manière pourriez-vous appliquer la capacité d’adaptation du renard dans votre propre vie professionnelle pour naviguer au sein d’environnements incertains ou changeants ?
- Quelles sont les opportunités que vous avez rencontrées et qui vous ont obligé à apprendre des autres, à l’instar du corbeau qui apprend de son environnement ? Comment vous êtes-vous adapté ?
- Comment vous sentez-vous lorsque vous devez équilibrer plusieurs rôles ou responsabilités ? Cela vous semble-t-il valorisant ou accablant ?
- Quelles difficultés avez-vous rencontrées pour expliquer vos choix de carrière à votre entourage et comment ces perceptions ont-elles influencé vos décisions professionnelles ?